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Le printemps des peuples

- Nguyễn Quang — published 30/04/2011 12:18, cập nhật lần cuối 02/05/2011 13:23
Une analyse de la "révolution du jasmin"


 

Révolution arabe 

                                         

LE  PRINTEMPS  DES  PEUPLES

 

Nguyễn Quang




                                                                                                        Lorsqu'un jour le peuple veut vivre,
force est pour le destin de répondre.

Poème tunisien

 

 

 

Deux moments privilégiés de l'histoire du monde ont reçu le beau nom de "printemps des peuples" : la révolution française de 1848 qui instaura la Seconde République et secoua l'ordre européen imposé par les vainqueurs de Napoléon depuis le Congrès de Vienne (1815) ; en 1989, le soulèvement pacifique des populations du "bloc de l'Est" qui mit à bas en quelques mois la forteresse du "socialisme réel". Et maintenant le "printemps arabe" ? Il n'est pas trop tôt (ni trop tard) pour essayer de deviner quelle trace il laissera dans les archives du futur, mais les historiens eux-mêmes admettent volontiers qu'ils sont tmoins forts pour prédire l'avenir que le passé, c'est-à-dire pour repérer après coup les causes profondes qui "expliquent" le cheminement des événements. Après coup seulement, car le surgissement révolutionnaire les prend toujours au dépourvu, et cette fois-ci plus que jamais. Car, franchement, qui aurait parié un dinar sur la chaîne des révoltes/révolutions qui bousculent aujourd'hui les dictatures dans tout le Maghreb et le Machrek ? Les autocraties sont tombées en Tunisie et en Egypte, la Libye est à feu et à sang, les manifestations continuent en Syrie et au Yémen malgré la répression, et des monarchies réputées stables, comme au Maroc ou en Jordanie, commencent à se fissurer...  

 

UNITE  ARABE

                                                                                         

Avouons-le aussi, notre stupeur est d'autant plus grande que depuis au moins quarante ans, le "monde arabe" semblait être sorti de l'Histoire. Qu'entend-on par "monde arabe" ? Géographiquement, on distingue d'habitude l'Egypte, le plus grand et de loin le plus peuplé des pays arabes (voir encadré); puis le Maghreb (le Couchant en arabe), formé grosso modo du Maroc, de l'Algérie, de la Tunisie et de la Libye; enfin le Machrek (le Levant) , composé en gros des pays du Croissant Fertile (Palestine, Jordanie, Irak, Syrie, Liban) et des pays de la Pénisule arabique (Arabie saoudite et divers émirats). Historiquement, le Proche et Moyen Orient (et pas seulement arabe), plus que toute autre partie du monde, a oscillé au cours des millénaires entre structures impériales (de l'empire assyrien à l'empire ottoman en passant par le perse, le romain, l'arabe) et morcellement (notamment au cours des innombrables guerres régionales du 19ème siècle). Il n'est pas question de retracer ici l'histoire contemporaine d'un "Orient compliqué", mais on ne peut appréhender la problématique de l'unité arabe sans se reporter à la veille de la Première Guerre mondiale, qui ouvre ce que l'historien Eric Hobsbawm appelle le "court 20ème siècle". L'Egypte était un protectorat britannique. Dans le Maghreb, la Lybie était une colonie italienne, l'Algérie une colonie française, le Maroc et la Tunisie des protectorats français. Quant aux pays du Machrek, c'étaient des vassaux de l'empire ottoman, mais deux d'entre eux jouissaient  d'une influence particulière: le Hedjaz de l'émir Hussein, pays des lieux saints de l'islam (la Mecque et Médine), et le Najd de l'émir Abdul Aziz, le futur Ibn Saoud. La guerre change la donne: en 1916, les Britanniques réussissent à "retourner" Hussein en lui faisant miroiter la promesse d'une grande confédération arabe dont les chefs seraient ses fils, Abdallah au Sud (Palestine) et Fayçal au Nord (Irak et Syrie). Le principal acteur britannique de la "révolte du désert" contre les Turcs n'était autre que le colonel T-E. Lawrence, le fameux "Lawrence d'Arabie". Lawrence était probablement sincère quand il rêvait tout haut pour les Arabes de l'unité arabe (1), mais la realpolitik devait reprendre ses droits après la guerre. Le royaume d'Egypte accède à l'indépendance en 1922, non sans soubresauts sanglants, mais au Maghreb, c'est le statu quo. Au Machrek, entre plusieurs possibilités - un grand Etat arabe, une confédération d'Etats arabes, une pluralité d'Etats arabes - les puissances coloniales avaient en fait déjà opté pour une pluralité de territoires sous tutelle, et ce, dès 1916 (perfide Albion!), puisque l'accord secret Sykes-Picot  prévoyait la tutelle de la France sur la Syrie et celle de la Grande-Bretagne sur la Mésopotamie et la Palestine. Comme lots de consolation, Abdallah hérite de la Transjordanie et Fayçal de l'Irak. Quant à la Pénisule arabique, son histoire entre les deux guerres est marquée par la confrontation entre les deux royaumes du Hedjaz et du Najd, qui se termine par la victoire d'Ibn Saoud et la création en 1928 de l'Arabie saoudite.

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Si l'on a insisté sur ce dernier épisode, c'est que, par la suite, l'évolution du monde arabe sera constamment tiraillée entre deux pôles d'attraction: le pôle conservateur et religieux, l'Arabie saoudite, et le pôle moderne et laïc, l'Egypte. Une troisième dimension du modèle égyptien résidait dans le "panarabisme", la République Arabe Unie liant l'Egypte à la Syrie (de 1958 à 1961) pouvant être vue comme un avatar du rêve tenace de l'unité arabe - de même qu'ultérieurement, la tentative avortée du colonel Kadhafi de réunir le Maroc et la Libye. Quand l'hostilité occidentale au nasserisme, puis l'échec du panarabisme et du tiers-mondisme, puis les défaites face à Israël et l'incapacité à résoudre le problème palestinien ont fait perdre à l'Egypte son leadership au profit des pétro-dollars saoudiens, il nous semble que le monde arabe est sorti de l'Histoire. Ce n'est certainement pas une idéologie rétrograde comme celle de Ryad, orientée exclusivement sur un retour à l'Age d'Or de l'Hégire (l'empire arabe du 8ème siècle) qui l'y fera rentrer. 

 

INDIGNITE  ARABE                                                                                   

 

Il faut avoir discuté avec certains intellectuels arabes pour pressentir leur degré d'humiliation, le sentiment traumatisant d'une indignité. D'une double indignité en fait. Celle déjà évoquée, pour les héritiers d'une civilisation multimillénaire, d'être dépossédés de leur destin, de se retrouver exclus d'une Histoire qu'ils regardent passer, passifs ou impuissants. Mais aussi, loin de toute intellectualisation, l'indignité faite à des peuples entiers de vivre depuis des décennies dans le sous-développement et l'absence de liberté, littéralement aux pieds d'autocraties illégitimes et d'élites corrompues. Le bilan d'un demi-siècle ? Pauvreté, chômage, émigration, perte d'indépendance économique et politique, régression culturelle, intégrisme, arbitraire du pouvoir, violence d'Etat, élimination des opposants...

Pour l'illégitimité, inutile de nous perdre dans les péripéties, coups d'Etat et contre-coups qui ont conduit de l'indépendance d'après-guerre aux régimes d'aujourd'hui. Mettons même de côté les monarchies de droit divin dont l'ascendance remonte, soi disant, jusqu'au Prophète. Que nous reste-t-il ? Des "présidents", élus, autoproclamés ou héréditaires, dont la longévité, pour leurs sujets, se mesure en termes de générations: Moubarak, Egypte, 31 ans; les Al Assad, Syrie, 41 ans; Ali Abdallah Saleh, Yémen, 21 ans; Kadhafi, Libye, 42 ans; Ben Ali, Tunisie, 24 ans, faisant suite à 30 ans de Bourguiba; Bouteflika, Algérie, 12 ans, faisant suite à 37 ans de parti unique FLN... Leur seule légitimité, quand ils daignent se justifier, consiste à se réclamer de la Révolution, en quoi ils ne diffèrent guère de certaines dictatures asiatiques. La génération du soussigné se souvient encore de la vulgate révolutionnaire des années 70, quand le FLN algérien - avec certains intellectuels, français et autres - prenait de haut les indépendances marocaine et tunisienne parce qu'elles ne s'étaient pas forgées au creuset de la lutte armée (2). Or c'est aujourd'hui la Tunisie qui donne l'exemple de l'émancipation, alors que l'Algérie...

Pour la corruption, elle commence par la tête, comme chez les poissons. Ici il s'agit moins du pouvoir que de l'argent que procure le pouvoir, dans un système proprement "kleptocratique" qui fonctionne par cercles concentriques. Au centre, le détenteur du pouvoir et sa famille se goinfrent selon leur bon vouloir. Sur la fortune des potentats arabes, les magazines spécialisés Forbes, Challenge, etc..., mais aussi des journaux tels que Le Monde, Le Figaro, etc.. révèlent des chiffres qu'on peut discuter, mais dont l'ordre de grandeur donne le vertige. Il y a bien sûr l'argent du pétrole: le magot du roi Abdallah d'Arabie saoudite est évalué à environ 14 milliards E, celui de Khadafi, plus caché, à près de 100 milliards (!); l'argent du pétrole algérien est plus difficile encore à pister, mais certaines estimations font état de 30 milliards (près du tiers du PIB national), placés par Bouteflika et les généraux au Liechtenstein et au Brésil. Mais il n'y a pas que le pétrole, il y a aussi le business. Parmi les pays sans pétrole, le clan Moubarak détiendrait entre 30 et 60 milliards E (un record!), la famille Ben Ali, 5 milliards, Mohammed VI du Maroc (auto-proclamé "roi des pauvres"), 2,5 milliards, le président Al Assad, 2 milliards... Dans le premier cercle, qu'on l'appelle camarilla (mot franco-espagnol) ou makhzen (mot marocain désignant le palais, la cour), les affairistes font aussi leurs affaires, pour ainsi dire par délégation du pouvoir. C'est ainsi que le clan Trabelsi, c'est-à-dire la grande famille de la seconde épouse de Ben Ali, a mis la main sur des pans entiers de l'économie (journaux, concessions automomobiles, supermarchés, banques, télécommunications, compagnies aériennes, domaines agricoles...), évalués en 2010 à 12 milliards E, ce qui plaçait Ben Ali-Trabelsi & cie à la tête de plus de la moitié du PIB tunisien ! Le second cercle, c'est la nomenklatura, les élites du régime qui doivent leurs privilèges à leur entregent ou à leur appartenance politique. Et ainsi de suite, du plus gos poisson au plus menu fretin. L'historien Pierre Hasner résume l'essence de ces régimes en les qualifiant de "autocraties patrimoniales et capitalismes autoritaires". A mesure que le cercle de la corruption s'élargit, le processus se dilue en se diffusant, mais ses effets sont visibles dans la vie de chaque jour. On pense bien sûr au racket exercé par les policiers ou au backchich réclamé par les fonctionnaires pour arrondir leur fin de  mois. Mais aussi aux  ferries qui coulent, aux trains qui déraillent, aux cars qui se renversent, pour cause d'incurie ou de cupidité; aux ponts ou aux immeubles qui s'effondrent pour cause de matériaux défectueux; aux aliments avariés, aux médicaments frelatés... Ici non plus, la ressemblance avec certaines dictatures asiatiques n'est pas fortuite. A chaque fois ce sont les victimes qui se retrouvent accusées, les protestataires bâillonnés, les manifestants embastillés. Comment ne pas s'étonner que pendant plus de quarante ans les populations arabes - confortant en cela leur image quasi-universelle de "masses" amorphes et résignées - aient pu supporter sans broncher tant de répression, tant d'humiliation, le déni de leur présent et la négation de leur avenir ?

        - leur présent : l'Egypte par exemple, si l'on en croit les statistiques macro-économiques, serait le pays le plus développé du continent après l'Afrique du Sud. Comment peut-elle alors connaître, tout comme le Cameroun ou le Sénégal, des émeutes de la faim ? Comment 4 Egyptiens sur 10 peuvent-ils vivre avec 2 E par jour ? Comment justifier que 2 jeunes sur 10 (dans la tranche d'âge de 15 à 29 ans) ne trouvent pas de travail ? Comment expliquer, en dehors des sites touristiques et des grandes agglomérations, l'absence d'infrastructures (transports publics, écoles, habitations) ? Dans les villes elles-mêmes, la moitié des logements ne disposent pas de système d'évacuation des eaux et les bidonvilles ont envahi les faubourgs.

        - leur futur : on a parlé du chômage des jeunes en Egypte. La situation est encore plus symptomatique en Tunisie, le "Quartier Latin du Maghreb", le pays le plus éduqué d'Afrique du Nord (les dépenses d'éducation en 2008 y représentaient 7,2% du PIB, contre 4,3 en Algérie et 5,7 au Maroc). Actuellement, environ 70% de chaque classe d'âge obtiennent le baccalauréat, 75.000 diplômés de l'enseignement supérieur arrivent chaque année sur le marché du travail, ce qui, selon certains économistes, exigerait pour les absorber une croissance de l'économie de 8% l'an. Comme on est loin du compte, le chômage des jeunes frise les 32%, celui des jeunes diplômés les 22% (étude de la Fondation Carnegie en 2008). Et ne pas oublier que, derrière chaque jeune au chômage, se trouve souvent une famille qui a fait des sacrifices pour payer ses études. Génération "no future". Dans ces conditions, on comprend mieux le flot régulier d'immigrants clandestins qui vient s'échouer sur l'île de Lampedusa. (3)

 

REVOLUTION   ARABE

                                                                                   

Mais l'outrecuidance des dictateurs, c'est d'avoir cru que le silence des masses pendant un demi-siècle signifiait leur silence pour le restant des siècles. La science des révolutions n'existant pas, nul ne saurait dire "scientifiquement" ce qui a fait sauter le couvercle. Parce que "le moment était venu", aurait dit Hegel lui-même. Bien sûr, les arguments socio-économiques habituellement invoqués restent pertinents. Il y a la conjoncture économique: la flambée actuelle des prix agricoles, la déconfiture des industries textiles locales (Tunisie, Egypte) depuis que l'abrogation en 2005 des "accords multifibres" et des quotas les a exposées à la concurrence chinoise... Il y a la tension sociale née du chômage massif, surtout chez les jeunes (voir plus haut), qui représentent quand même, au Maghreb, 40% de la population. On a pu remarquer, sur les premières images télévisées des manifestations tunisiennes, des jeunes brandissant leurs diplômes comme autant de parchemins inutiles... Il y a le mécanisme socio-politique de type marxiste, qui enlève au pouvoir sa pseudo-légitimité quand les classes moyennes se détournent de lui parce que l'ascenseur social est en panne pour cause de népotisme, d'affairisme et de favoritisme... Il y a l'explication démographique convaincante proposée par Emmanuel Todd (4) : ces révoltes/révolutions surviennent alors que les taux d'alphabétisation ont décollé dans le monde arabe, le niveau d'instruction chez les femmes entraînant parallèlement une baisse du taux de fécondité - bref, démographiquement, le modèle arabe converge vers le modèle occidental...  Tous ces facteurs mis ensemble donnent un schéma cohérent, mais il faut se reporter au déclenchement tunisien lui-même pour voir le déclencheur. On se souvient que le 16 Décembre 2010, à Sidi Bouzid, chef-lieu d'un gouvernorat (wilaya) du centre du pays où le chômage des jeunes diplômés frise les 48%, Mohammed Bouazizi, bachelier et marchand de légumes ambulant, s'est vu confisquer par la police le petit chariot à bras qui était son gagne-pain - et d'ailleurs celui de toute sa famille [la rumeur prétend aussi qu'il aurait été giflé par une policière, mais celle-ci vient d'être acquittée par le tribunal]. Le lendemain, il revenait s'immoler par le feu devant le palais du gouverneur. On sait maintenant que son cas n'était pas isolé, qu'il avait été précédé d'actes de protestation semblables en 2010 et qu'il serait suivi d'autres en 2011 (en Tunisie, mais aussi en Algérie). Toujours est-il que ç'a été l'humiliation de trop, la goutte qui a fait déborder un océan d'indignité (5). L'élan qui s'est levé, partant du fin fond des provinces mais débordant des frontières tunisiennes, c'est rien moins que la prétention soudaine des misérables d'affirmer leur humanité, littéralement leur appartenance au genre humain. Sur la place Tahrir du Caire, à côté du désormais célèbre "Dégage!", on a pu entendre ce slogan: "Nous voulons vivre comme des êtres humains" - bani admin, fils d'Adam.  

A l'heure d'aujourd'hui, personne n'aurait la témérité de prédire que la contagion tunisienne se transformera ou pas en révolution arabe (au singulier). En Libye, malgré les incertitudes militaires, le sort du colonel Khadafi semble réglé à moyen terme depuis la résolution 1973 de l'ONU autorisant l'intervention aérienne des Occidentaux, et surtout la volonté publiquement affirmée du triumvirat franco-anglo-américain de se débarrasser de l'Ubu des sables. Dans les autres pays où l'autocratie est attaquée, l'issue est plus douteuse. Les royaumes de Jordanie et du Maroc peuvent encore s'en sortir par des réformes tendant vers de vraies monarchies constitutionnelles. Au Yémen, en Syrie, chaque vendredi voit défiler des milliers de manifestants qui font preuve d'un courage incroyable face à une police qui tire à balles réelles. Le pouvoir yéménite vacille, mais la Syrie présente un autre cas de figure: c'est un acteur incontournable dans tout règlement des problèmes libanais et palestinien; sa police politique (la redoutable moukhabarat) est rodée à la répression; enfin, le clan au pouvoir ne répugne pas à la force brute, comme le montre l'écrasement des émeutes de Hama en 1982, qui a fait de 10.000 à 20.000 victimes). Le cas algérien laisse perplexe. Voici un pays riche de son pétrole et de son agriculture, mais qui souffre de tous les maux ensemble du monde arabe: pouvoir kleptocratique (voir plus haut), corruption des élites (la t'chipa), humiliation du peuple (la hagra), chômage et "mal vie" des jeunes...; qui en 2010, a connu 11.500 jacqueries recensées, en 2011 une dizaine d'immolations par le feu, mais où la dernière manifestation à Alger, en écho aux révolutions tunisienne et égyptienne, n'a rassemblé que 2.000 courageux face à 10.000 policiers. On peut y voir l'efficacité de la répression, ou la lassitude de la population après une guerre civile qui a fait 150.000 morts, ou l'effet combiné des deux. 

Reste une dernière inconnue, la vraie position de l'armée. On sait qu'en fin de compte, c'est parce que les chefs militaires ont refusé explicitement d'assumer la répression ("L'armée ne tirera pas sur le peuple") que les dictatures tunisienne et égyptienne sont tombées. On peut voir l'effet inverse en Libye, et peut-être bientôt en Syrie. Ne pas oublier non plus qu'à Bahreïn, l'opposition a été muselée par les troupes saoudiennes envoyées en renfort. Certains observateurs redoutent même que le ralliement de la Ligue Arabe à la résolution 1973 de l'ONU ne cache un "deal": laisser, en échange, les mains libres à l'Arabie Saoudite dans sa zone d'influence. En attendant, dans les pays libérés, la Gande Muette participe aux gouvernements de transition, mais reste muette : un militaire en civil comme président, des généraux comme gouverneurs, respect des accords de paix internationaux, et (surtout) maintien de la place des militaires dans l'économie... est-ce à ce prix que "l'armée défendra la révolution" ?  

 

 DEMOCRATIE  ARABE

                                                                                   

Mais les incertitudes de la révolution arabe ne sauraient excuser la mollesse des soutiens occidentaux à son égard . Pas plus que la position en pointe actuelle du triumvirat franco-anglo-américain ne saurait faire oublier ses tergiversations du début. Le président Obama ne savait sur quel pied danser: soutenir le changement démocratique, dans la continuité de son discours du Caire de 2009, mais sans lâcher ses fidèles alliés régionaux, l'Egypte (dans le conflit israelo-arabe) et le Yémen (dans la guerre contre Al Quaïda). Pendant les manifestations tunisiennes, le Premier ministre David Cameron faisait une tournée en Egypte pour vendre des armes. A quelques jours de la chute de Ben Ali, la ministre des Affaires étrangères Alliot-Marie proposait au régime de le faire bénéficier de "l'expertise" de la police française; et le président Sarkozy, tentant de se rattraper à la dernière heure, se ridiculisait en évoquant le suicide par le feu de "Monsieur Sidi Bouzid". Quant à l'Union Européenne, pendant toute la durée des événements, elle a démontré son inexistence politique: son "président" et sa "ministre des Affaires étrangères" sont restés inaudibles, et jusqu'à présent, elle se préoccupe plus de l'immigration clandestine à Lampedusa que de la libération des masses arabes de l'autre côté de la Méditerranée. De fait, les Occidentaux dans leur ensemble (gouvernements et populations) semblent animés d'une double crainte plus ou moins avouée: primo, que la révolution arabe ne débouche sur un désaveu fondamental du soutien apporté depuis des décennies aux régimes en place; secundo, que le surgissement démocratique ne soit déstabilisé par des violences et désordres à l'issue imprévisible, voire confisqué, moins par les militaires que par des islamistes redoutés.

Quand l'Histoire est en marche, pourquoi ne pas l'observer et tenter de la comprendre, plutôt que d'y projeter ses craintes et ses fantasmes ?

A tout seigneur, tout honneur, le "danger islamiste". Pour résumer leur pensée, les "oui mais" admettent les potentialités démocratiques de la révolte arabe, mais en même temps ils s'inquiètent de l'absence de tradition démocratique arabe, face notamment à l'organisation politique bien éprouvée des Frères musulmans en Egypte, du parti Ennahda en Tunisie. Et de citer en exemple la chute du chah d'Iran et la révolution islamique de 1979.  En voilà un discours étrange, à la fois douteux et peureux ! Dans les années précédant et suivant la Seconde Guerre mondiale (voir plus haut), les pays arabes ont connu le surgissement de puissants mouvements progressistes et nationaux libéraux: à la fin des années 30, le parti national libéral antifasciste Wafd gagnait les élections en Egypte, alors que dans le même temps, faut-il le rappeler, l'extrême-droite l'emportait en Europe; au début des années 50, le docteur Mossadegh accédait démocratiquement au pouvoir, avec notamment un projet de nationalisation des sociétés pétrolières anglo-saxonnes; ne parlons même pas de Nasser, certes putschiste contre une monarchie corrompue, mais maintes fois plébiscité ensuite par un peuple égyptien qui soutenait son vaste programme de nationalisations... Ce sont les puissances occidentales, au nom des intérêts occidentaux, qui ont fait avorter ces expériences. Et puisqu'on parle de l'Iran, il convient quand même de rappeler que c'est suite à un coup d'Etat organisé par la CIA contre Mossadegh que le chah put établir son régime autocratique, jusqu'à la dissolution en 1975 de tous les partis politiques. L'éradication de l'opposition démocratique et progressiste aboutit ainsi à donner aux mollahs le monopole de la résistance. Dire que les ayatollahs ont confisqué la révolution iranienne est un contre-sens, car ce sont eux qui l'ont faite. Entre eux et l'autocratie, il n'y avait plus rien. Or c'est la même politique à contre-sens qui prévaut aujourd'hui, celle qui consiste à soutenir les autocraties pour "lutter contre le terrorisme", alors que c'est la répression des oppositions démocratiques qui fait le lit des fanatiques. Comment ne pas voir que les révolutions actuelles sont menées par tout un peuple, jeunesse éduquée en tête, contre la dictature et au nom de valeurs universelles ? Les télévisions étrangères ont cherché à la loupe les "islamistes" à la tête des manifestations. En vain en Tunisie - ah si, une fois, après la victoire, quelques imprécateurs barbus, qui se sont fait immédiatement conspuer par la foule. En Egypte, invisibles aux premières heures du soulèvement, les Frères musulmans sont progressivement venus, apportant leur discipline et leur logistique. Mais jamais ils n'ont osé sortir leur drapeau, ni entonner leurs slogans religieux, et l'immense majorité a tout simplement ignoré leur spécificité, les acceptant comme "une partie de la population égyptienne comme les autres, ni plus, ni moins" (témoignage d'un manifestant).  

Soit, nous dira-t-on, même si le mouvement actuel est essentiellement moderne, mixte, séculier, est-ce qu'il ne risque pas, une fois le jeu démocratique rouvert, de se faire phagocyter par des organisations islamistes infiniment mieux structurées, aguerries par des années de clandestinité ? Et de citer l'exemple du Front Islamique du Salut, qui rafla la mise au premier tour des élections libres de 1990 en Algérie. Faux exemple: en Algérie comme en Iran, 30 ans de dictature, ici celle du parti unique FLN, avaient éradiqué toute opposition démocratique; là où elle avait pu survivre, comme en Kabylie, c'est elle qui a gagné. En vérité, il est permis de soupçonner que la crainte du danger islamiste repose sur une analyse anachronique de la réalité arabe, dont les événements récents ont montré combien elle a changé en profondeur. Comme le souligne le sociologue Patrick Haenni, chercheur à l'institut Religioscop, si la réislamisation de la société égyptienne est indéniable, les Frères musulmans en contrôlent de moins en moins bien la dynamique. D'un côté, ils semblent dépassés par un islamisme "light" qui n'est obsédé ni par la charia ni par l'Etat islamique. De l'autre côté, l'opportunité d'une participation à la vie politique accentue leurs divisions, entre la vieille garde historique, qui veut avant tout privilégier le social et préserver le dogme, et les quadragénaires pragmatiques, appelés "démocrates illibéraux", qui sont prêts à jouer le jeu politique tout en restant profondément conservateurs sur le plan socio-religieux. Une troisième tendance, minoritaire, a fait sécession au milieu des années 90 pour fonder un parti "libéral-islamique", Al Wasat (le Centre), explicitement sur le modèle des islamistes turcs ou des sociaux-chrétiens européens. Donc, si la Confrérie représente une force certaine, le mouvement démocratique, surtout dans son élan actuel, n'a aucune raison de partir battu. Et même s'il l'était à la fin des fins, ne vaut-il pas mieux risquer les incertitudes de la rupture plutôt que se cramponner à un statu quo qui signifie, cyniquement, qu'on préfère l'injustice au désordre ? Après tout, du strict point de vue comptable, le "printemps des peuples" de 1848 s'est terminé par un échec, les révoltes/révolutions européennes échouant l'une après l'autre à partir du mois de décembre. Mais ce qui ne s'est pas arrêté, c'est un processus de longue haleine d'émancipation sociale, jusqu'à la fin du 19ème siècle, qui a conduit à l'approfondissement de la "république bourgeoise" (partout en Europe occidentale) et la construction des unités nationales (en Allemagne, en Italie).

Finalement, aucun des concepts à travers lequels le monde arabe est habituellement appréhendé (islamisme, terrorisme, sectarisme, ou à l'inverse, apathie, soumission, résignation) n'est plus pertinent, et c'est la profonde nouveauté du printemps arabe. L'a-t-on remarqué, même le mot "démocratie" n'est pas apparu dans les slogans. Liberté, égalité, dignité, oui (6). Démocratie, non, comme si la foule se méfiait d'un mot trop souvent galvaudé et détourné de son sens, non seulement par les dictateurs, mais par les démocrates eux-mêmes. Dans un discours prononcé à Tunis en 1954, Pierre Mendès-France disait: "Un peuple, élevé par nous dans le goût de la liberté, souffrait parce qu'il se jugeait frustré des droits que nous avions nous-mêmes enseignés". Et pourtant, à l'heure d'un affaissement indéniable de la démocratie dans l'Occident qui l'a vue naître, où la fraternité est "ringardisée", où l'inégalité est ouvertement revendiquée par une certaine droite, où l'Etat de droit lui-même multiplie des lois liberticides avec l'assentiment d'une société déboussolée, le soulèvement arabe apporte la preuve, devenue presque inespérée, de l'universalité des aspirations démocratiques. Symbole de cette universalité, le mot "Dégage!" fait peur à tous les dictateurs de la planète. On sait qu'en Chine, "démocratie", "pluralisme" et "transformation pacifique" provoquent automatiquement la censure, mais sait-on que depuis le début de l'année, alors que la répression contre les dissidents redouble d'intensité, les mots "Egypte", "Tunisie" et "jasmin" sont à leur tour bannis des forums de discussion -- ainsi bien sûr que Tahrir, qui rappelle la place Tiananmen? Parlant de la Révolution française, Kant justifiait "une sympathie d'aspiration qui touche de près à l'enthousiasme" par le fait qu'il s'agissait d'un moment-charnière, d'un changement irréversible de notre vision de l'homme et de l'histoire. Peut-être sommes-nous en train d'assister de nouveau à un tel moment. 

                                                                                                                                                                

 Nguyễn Quang

  


Une version vietnamienne de ce texte est ici.


(1) "I had dreamed, at the City School in Oxford, of hustling into form, while I lived, the new Asia which time was bringing inexorably upon us. Mecca was to lead to Damascus; Damascus to Anatolia, and afterwards to Baghdad; and then there was Yemen. Fantasies, these will seem, to such as are able to call my beginning an ordinary effort."   T-E. Lawrence, prologue aux Sept Piliers de la Sagesse.

(2) Voir par exemple le film de Mohammed Lakhdar-Hamina, Chronique des années de braise (1975)

(3) Comme le flot ne tarissait pas, et même gonflait après la chute de Ben Ali, le philosophe de service, Alain Finkielkraut, s'est fendu d'un commentaire où l'ignorance le dispute à l'odieux : "On ne fuit pas la liberté".

(4) E. Todd : Le rendez-vous des civilisations (Seuil, 2007). L'auteur récidive car, appliquant la même approche démographique, il s'était appuyé sur la hausse de la mortalité infantile en Union Soviétique pour prédire l'implosion du système du "socialisme réel".

(5) Dans une de ses nouvelles, Gogol raconte comment des moujiks abrutis par leur servitude se sont un jour révoltés contre leur boyar, quand ils ont appris que celui-ci venait de s'offrir un pot de chambre en or.

(6) Dans la devise de la République française, "Liberté, égalité, fraternité", seuls les deux premiers mots datent de la Révolution de 1789, le troisième a été rajouté par les révolutionnaires de 1848. Quoi penser de la "patrie de la Révolution et des Droits de l'homme" quand sa première réaction à la libération d'un peuple, c'est de jouer les garde-barrières ?


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