Mandela : Une vie à nulle autre pareille
Mandela : Une vie à nulle autre pareille
Nguyễn Hữu Động
Le président Obama ne saurait mieux dire lorsqu’il présenta ses adieux à Nelson Mandela, Madiba de son nom traditionnel. Pour ceux qui ont lu ou écouté ces adieux, il semble que tout ce que l’on peut et doit dire sur la grandeur, la vision, l’humanité, la simplicité et la modestie du disparu a été dit, avec l’émotion et la dignité de mise. Un géant de son continent et de notre monde. Un icône, malgré lui, pour son peuple et pour nous tous. Même ceux qui ne savent pas qui il était, et ils sont malheureusement beaucoup plus nombreux que ceux qui pleurent en silence sa disparition, son exemple, ses idées et son combat pèseront lourd sur leur quête d’une existence digne.
Cette note n’est nullement une contribution à une quelconque histoire de l’Afrique du Sud. Elle n’est pas non plus une nième analyse de ce pays et encore moins un témoignage. De cela on peut en remplir une petite bibliothèque. Ce qui suit n’est qu’une réflexion personnelle, limitée et non travaillée, pas une lecon morale dont personne n’a besoin, sur cet évènement de portée mondiale, sur cette vie à nulle autre pareille. Si on veut, c’est un encens que j’allume devant l’image de cet homme.
Je suis un parmi les millions qui ont suivi le combat de cet homme. Je suis un parmi les millions qui ont écouté ses pas lorsqu’il entamait sa longue marche vers la liberté. Et j'ai eu aussi la chance d’être parmi les millions qui ont pu le voir, l’écouter et apprécier aussi bien sa sagesse en acte que son intelligence pratique. En 1993-1994, j’étais membre d’une mission des Nations Unies, envoyé en Afrique du Sud pour observer d’abord la sécurité nationale, ensuite les élections, au lendemain de la libération de Mandela, au lendemain de l’effondrement de l’apartheid, qui n’était pas une erreur politique comme on le prétendait, mais le “ mal dans sa nudité ” comme disait un archevêque sud africain, et qui est devenu le symbole mondial de la discrimination la plus brutale, la plus ouverte et la plus systématique des temps modernes. Comme conseiller auprès de la Commission Électorale Indépendante qui devait organiser les premières élections libres et universelles (c’est à dire avec la participation de la population de couleur et qui devait logiquement s’achever par la règle de la majorité), il m’est arrivé d’assister à des séances de discussions lors desquelles Mandela pouvait, dans son style inimitable fait de clairvoyance et de fermeté, nous rappeler à nos devoirs. Un exemple entre plusieurs: comment identifier les électeurs de droit dans une société où la majorité des citoyens de couleurs n’avaient ni acte de naissance ou de baptême, ni certificat de travail, sans parler de pièces d’identité?(même le détestable passeport intérieur, d’ailleurs supprimé en 1983 était accepté comme document valable pour voter). Etablir une liste d’électeurs/trices dans ces conditions, pour une population totale de plus de 42 millions de personnes, exigeait une période plus longue que les 4 mois que les partis politiques nous ont donné. Informé de ce problème, Nelson Mandela (et De Klerk, toujours président et toujours associé aux grandes décisions venues des accords de la Convention for a Democratic South Africa, ou CODESA) nous rappela que l’essentiel est d’assurer le droit de voter des millions de sud africains et peu importait si dans ces votes, se mêlaient ceux de quelques dizaines de milliers de mozambicains, installés illégalement dans le pays. La date pour la tenue de ces élections disait-il, ne sera pas changée, car c’est le prix à payer pour la crédibilité de la parole donnée (et des accords conclus). Décision simple ? Non. Pour la prendre, il fallait avoir une vision et une détermination de fer dans le respect des principes et des accords conclus avec ses adversaires. L’opération électorale fut plutôt chaotique, au vu de la longueur des files d’attente des électeurs/electrices, obligés de s’inscrire le jour même du vote. En ce sens, on peut dire que ce ne furent pas des élections de “libération” mais une véritable expression de l’identité des citoyens.i
Comme vous tous, j’ai lu les autres messages d’hommages au disparu. Et comme beaucoup, j’ai eu un pincement au cœur de voir parmi ceux qui sont allés s’incliner devant la dépouille de celui qu’ils appellent en public leur guide spirituel, des gouvernants dont le seul souci est de se faire voir des autres et pour lesquels l’enseignement laissé par le disparu n’est qu’un prétexte pour le voyage.
Dans le chœur de compliments et de commentaires sur Mandela, j’ai lu celui de J. M. Coetzeeii, qui me parait important de rappeler. Avec ceux de sa génération, ce prix Nobel a combattu avec courage la domination afrikaner et devenu un familier du grand homme. Mais Coetzee a ausi eu la sagesse de rappeler le rôle des adversaires de Mandela, en premier lieu l’ex président de Klerk (co prix Nobel avec Nelson Mandela), lequel, “ bien que de stature morale moindre ”, je le cite, a contribué pour sa part au rétablissement de la paix. Comme l’on dit en Amérique Latine : pour danser le tango, il faut être deux. Dans le cas de l’Afrique du Sud des années 80, avant la libération de Nelson Mandela, il y avaient des centaines de danseurs des deux côtés. Je ne parlerai pas de la pression internationale, du travail des millions de personnes qui ont contribué à la lutte des sud africains, que ce soit en préparant depuis Londres ou Washington les plans de développement de l’après apartheid ou qui imaginaient des plans de sabotage financiers du régime honni. Je penser plutôt à ceux qui de l’intérieur même du régime de l’apartheid, se remettaient en cause pour penser à un avenir qui est moins le leur que celui du pays. Il y avait PW Botha, un temps considéré comme un courageux n’ayant pas “ les convictions de son courage ”iii car il avait organisé dans les années 80 un référendum pour restituer un certain nombre de droits politiques aux hommes et femmes de couleur. Il y avait Pieter de Lange, un dirigeant du Broederbond, une fraternité afrikaner qui fut l’architecte de l’apartheid et qui déjà en 1986, prenait langue avec les dirigeants de l’African National Congress (ANC) pour travailler à une Afrique du Sud nouvelle. Il y avait aussi ces grands entrepreneurs anglais qui ont financé les coûts des premières rencontres entre les dirigeants de l’ANC et des représentants du pouvoir en place (et pourtant il y a un livre sur les relations ambigües entre le monde des affaires et le maintien de l’apartheid). Et puis il y avait FW de Klerk, le dernier président du pays, qui, seul, dans sa cuisine, écrivit le fameux discours du 2 février 1990, annonçant pêle-mêle la fin de l’interdiction de l’ANC, du Parti Communiste Sud Africain et la libération de Nelson Mandela. En ce temps, certains ont comparé De Klerk à Gorbatchev. Une nuance de taille pourtant : il ne s’agissait pas de réformer avec la perestroïka ou le glasnost, mais d’en finir avec un régime répressif. La résistance des extrémistes et jusqu’auboutistes était féroce et personne ne pouvait imaginer ce qui pouvait se passer le jour où des foules immenses seraient dans les rues pour saluer la libération de Mandela. Ceux des prisonniers politiques qui ont été libéré peu avant lui (il insistait d’ailleurs sur ce point, en grand capitaine qui ne peut qu’être le dernier à quitter le navire), ont eux aussi la sagesse de tenir des propos apaisants, à l’exemple de ceux de Madiba lui même. A la grandeur et la modération des uns, répondait la sagesse des autres. Pour avoir assisté aux violences qui ont secoué le pays jusqu’à la veille des élections, je ne peux m’empêcher de penser à d’autres pays, à d’autres transitions, à d’autres turbulences et à d’autres blessures que des décennies n’ont pu cicatriser. On sait aussi que de Klerk, en annonçant le suffrage universel, acceptait en même temps de reculer vers la troisième ou quatrième place politique de son pays. Mais en ce faisant, il a aussi su lui épargner une épreuve sanglante et une réconciliation problématique.iv Je me souviens d’une conversation avec un groupe d’afrikaners qui me disaient “ si vos copains de l’ANC nous poussent trop loin, on fera sauter les centrales nucléaires ”. Ces menaces n’étaient pas des bravades sans conséquences: dans l’Afrique du Sud de ce temps, il n’y avait pas d’ingénieur noir et 30 % de l’énergie étaient d’origine nucléaire. La force de l’ANC, l’intelligence politique de Mandela (la Commission de la Vérité et de la Réconciliation est un modèle du genre) mais aussi la caution de De Klerk ont peut être fait triompher la raison.
Je retrouve ces photographies prises dans les années 90, après la libération de Mandela et un exemple de l’image de la violence qui a précédé les élections. Puis il y a cette photo de Mandela, Buthelezi et De Klerk, les trois principaux protagonistes à la veille des élections (à l’arrière plan se trouve le ministre des affaires étrangères, un autre Botha.) Pour l’histoire, j’ajouterai que Buthelezi s’est résigné à participer aux élections une semaine avant la date décidée afin d’éviter une rupture sanglante avec une importante fraction de la population zoulou qu’il contrôlait. Mandela a tout fait pour le convaincre des mois auparavant d’y participer. En vain. Il a fallu l’intervention de plusieurs facilitateurs étrangers, de Henry Kissinger à Lord Carrington (sans succès) et de Washington Okumu avant que Buthelezi ne se décidasse, au grand désarroi des administrateurs électoraux. Les bulletins de vote étaient déjà prêts (il ne s’agissait pas de bulletins à la française où chaque candidat avait son propre bulletin mais d’un bulletin unique avec tous les candidats présentés dans un ordre tiré au sort) et il fallait imprimer quelque chose comme 80 millions de stickers pour les coller en bas des bulletins de vote puis de demander un amendement de la loi électorale pour autoriser cette inscription tardive. Mais voilà: les votes ont désigné Nelson Mandela comme président, FW de Klerk comme second vice-président et Buthelezi ministre de l’intérieur.
La réconciliation que préconisait Mandela n’était pas qu’un mot. Contre certains de ses propres camarades (faut-il rappeler que Mandela était membre du parti communiste et qu’il fut un des rares à apporter une réponse démocratique à la question du communisme sur l’égalité ?), il assumait son rôle de dirigeant, en allant souvent dans le sens contraire à leurs émotions et à leur rancœur. Relisons cet extrait d’un discours du 25 avril 1994, deux jours avant les élections, quand il disait : “ Nous attachons une grande importance aux blancs. En dépit de toutes les critiques que nous adressions à l’apartheid, la réalité est que les blancs avaient plus d’opportunités que nous...Nous voulons cette connaissance et cette expertise maintenant que nous allons construire notre pays. C’est pour cela que je ne cesse de leur demander de ne pas quitter le pays en ce moment précis et que je demande même à ceux qui sont partis de revenir. Parce que nous avons besoin d’eux, nous allons compter sur eux ”.
Plus convaincante encore, fut la chose, dirait Michel Foucault.
Le renforcement inéluctable de la lutte des noirs, l’affaiblissement constant des blancs (pour aller vite j’utilise ces notions de couleur bien que ce soit une lutte politique plus qu’une politique raciale. Dans les années 90, les affrontements violents étaient le fait des gens de même couleur sans parler du rôle crucial des asiatiques dans certaine région du pays) et la pression internationale, plus le rôle de Mandela et De Klerk ont contribué à expliquer le caractère (relativement) pacifique et démocratique de la transition sud africaine. Mais il y a encore quelque chose de plus, à mon sens.
Ici, vous me permettrez un détour par le Chili où j’ai un ami qui a d’abord organisé les élections qui ont porté le président Allende au pouvoir et ensuite le référendum qui a mis fin à la dictature du général Pinochet. Dans cette continuité de son action, il y a un élément qui m’a toujours frappé sans pour autant avoir les instruments intellectuels et la formation suffisante pour lui donner une explication satisfaisante.
Cet élément, je l’ai trouvé dans les écrits de Mandela, et surtout dans sa longue biographie, à savoir la référence constante à la force de la loi et en la foi que l’auteur, avocat de formation, a en elle. C’est aussi ce que Coetze écrit en toute lettre et il a raison de dire que son origine sociale comme cette formation lui ont permis de réagir comme il l’avait fait, devant les incertitudes et les changements profonds qui ont frappé son pays, qui lui ont permis de défendre avec fermeté les principes dont il a fait profession depuis les années de prison. Relisez ces passages où il racontait comment il utilisait pour sa défense et celle de ses compagnons les propres règlements de la prison et comment il trouvait normal que ses gardiens se soient rendus à ses arguments. Je me demande combien de matons de nos dictatures d’aujourd’hui sont capables de respecter, face aux prisonniers, leur propre ordre juridique.
Dans les deux cas, l’Afrique du Sud comme le Chili, il y a quelque chose qu’on peut appeler la tradition légale, plus facile à comprendre comme une culture qu’un ensemble de lois et règles. Et c’est une culture qui vient de tellement loin qu’aucune tentative de la créer de toute pièce ne peut réussir. Il suffit de voir les efforts de la Banque Mondiale pour promouvoir l’état de droit partout à où elle intervient et qui, pour autant qu’on le sache, n’a réussi nulle part.
Je le disais plus haut, l’apartheid est une des formes les plus brutales et détestables de la discrimination et de domination. Ce qu’on tend parfois à oublier, c’est que ce régime n’était pas aussi sanglant (si on mesure ce type de régime par le nombre de victimes de la répression et si on pense aux guerres d’Algérie ou à la Syrie d’aujourd’hui, les estimations les plus fiables sont les suivantes: pour l’Afrique du Sud autour de 100000 victimes, à l’extérieur comme à l’intérieur entre 1948 et 1994, pour la guerre d’Algérie entre 1958 et 1962 le triple et autant en deux ans de guerre civile en Syriev) qu’on pourrait imaginer, mais que c’est d’abord un système piétinant la dignité des êtres humains. Mais même ce régime s’était construit sur une base légale, bien que les lois sont complètement illégitimes et bafouent les droits humains les plus élémentaires. Que ce système légal soit un instrument visant à doter le régime d’une certaine respectabilité, c’est évidentvi. Mais combien de régimes pratiquent la discrimination sans aucune autre base que celle de l’ombre, du mensonge et du silence ? Qu’on pense au pays de Martin Luther King où la discrimination de facto n’avait nulle base légale à part les résolutions infâmes de circonstances de la Cour Suprême.
La tradition légale n’est rien d’autre que cela, une tradition. Mais comment comprendre la spécificité de la transition en Afrique du Sud (et d’une certaine manière au Chili) sans tenir en compte ce qui est aussi spécifique à ces pays, à savoir un respect partagé entre les adversaires (et ennemis) pour cette tradition?
La discrimination en Afrique du Sud allait jusqu’à la caricature et était perverse car dotée d’un cadre légal, quoi que ce soit un cadre et des lois illégitimes, il faut le répéter. C’est d’ailleurs pour cela que sa suppression a nécessité un référendum formel et non un décret présidentiel ou même une loi votée par le parlement partisan. C’est peut être cela aussi, ce respect de la légalité qui a permis à Mandela de construire une politique fondée sur la loi, et c’est peut être aussi pour cela qu’elle a été crue par ses ennemis d’hier, ses citoyens d’aujourd’hui. L’autoritarisme qui ne repose que sur la volonté ou les foucades du dictateur de circonstance tend à pervertir la confiance dans la parole publique.
La politique de courte vue s’accommode fort des oublis ou du cynisme (les promesses ne lient que ceux qui y croient clament les apprentis Machiavel de tout bord). Ce que je voudrais retenir pour ma part de la politique de Mandela, c’est justement le contraire. La parole donnée et les promesses tenues. La loi et les décisions sont respectées, par ceux qui les ont élaborés et en particulier vis-à-vis des ennemis d’hier. Principe élémentaire de toute architecture démocratique mais principe tellement difficile à mettre en place lorsque l’on est grisé par la victoire et dévoré par l’envie de vengeance.
Pleurer Mandela, oui. Mais réfléchir sur ce qu’il a été, sur ce qu’il a accompli, non pas seul, mais avec ses camarades, ses alliés et ses ennemis, c’est aussi le suivre sur le chemin de liberté qui a été le sien, qui est le nôtre.
Mexico. Le dernier jour de l’année 2013.
Nguyễn Hữu Động
Version vietnamienne
i Voir David Welsh : The Rise and Fall of Apartheid. Jonathan Ball Publishers. Cape Town. 2009. Ce livre est une mine d’informations sur l’Afrique du Sud.
ii New York Book Review, Décembre 2013
iii Allister Spark : Tomorrow is Another Country. The Inside Story of South Africa’s Negotiated Sttlement. Jonathan Ball Publishers. Cape Town 1995. Un reportage extrêmement bien documenté de toute cette période.
v Pour l’Algérie et l’Afrique du Sud, voir David Welsh, op.cit. Pour la Syrie, le Monde.
vi Jens Meierhenrich : The Legacies of Law. Long Run Consequences of Legal Development in South Africa, 1652-2000. Cambridge University Press 2009.
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